Franà§ois-Charles écrit des environs de Londres à son oncle maternel, Joseph-Dominique-Emmanuel Le Moyne de Longueuil, habitant au Canada. Celui-ci a bien reà§u la lettre du 15 avril 1794 lui annonà§ant la mort de son épouse et le décès de sa fille. Dans la présente lettre, Franà§ois-Charles lui explique ensuite sa situation financière précaire et revient sur les nouvelles de la famille.
Moyen de transport, réalités culturelles, activités économiques, organisation sociale, réalités politiques
A six milles de Londres le vingt juin 1795
Mon tres cher oncle
J’ai reà§u le vingt deux avril la lettre que la plus tendre
amitié vous a dicté pour moi, c’est aussi avec la
plus vive reconnoissance que j’y ai lues les marques
de bonté que vous m’y données, en partageant mon
sort malheureux, et en me faisant l’offre de vingt guinées;
que j’aurois acceptées avec le plus grand plaisir,
si comme me vous le mandez Mr Robertson[1], en
eut donné avis à la Maison Brickwood Pattle
et Cgnie[2] mais ces messieurs, m’ont dit n’avoir reà§à»e
aucune lettre à ce sujet. J’ai toujours attendu,
pour vous répondre, des nouvelles de Mr Robertson,
mais rien n’arrive, le tems se passe et je crains
que la mauvaise saison ne me trouve encore
a attendre, ayant grand peur que le paquebot
porteur de cette lettre, n’ait été pris[3]. Je vous
avouà«, mon cher oncle, que je n’avois jamais
éprouvé une nécessité aussi grande que celle
o๠je me trouve réduit depuis trois mois, époque
à laquelle les mauvaises nouvelles de St Domingue
ont engagé les banquers de Londres, à retirer
entierement les pensions qu’ils faisoient aux
habitans de cette colonie[4]. Sans le foible talent
de la peinture[5] que j’avois suivis dans ma jeunesse
et dont je me ressouviens encore un peu, je serois
mort de faim avec mon fils, ne pouvant me faire
soldat, et abandonner cette foible créature sur
les grands chemins. Cependant vous devez vous
douter qu’un talent dont on n’a pas fait sa seule
occuppation, ne peut que vous donner du pain,
dans une ville comme celle de Londres, séjour des
beaux arts, comme toutes les capitalles. Enfin
voila o๠j’en suis réduit; votre lettre étoit venue
porter un double adoucissement a mes maux, si
mon sort toujours malheureux a voulu que le
secours que votre cœur m’accordoit, n’ait p໠me parvenir;
du moins il ne peut m’enlever la douce satisfaction
que je ressens de vous savoir compatissant a ma
peine, et d’àªtre convaincu que j’ai toujours en
vous le méilleur des oncles.
Vous me faites, mon cher oncle, la proposition
de fondre ce qui me reste de ma fortune et de
venir m’établir en Canada? Oui, ce seroit un parti
bien dans le style de mon cœur, qui seul
pourroit jetter quelqu’adoucissemens sur les peines
cuisantes que j’ai éprouvées; mais la fortune
appartient a mon fils, je n’ai que huit mille
livres de pension , et suivant la coutume de
Paris[6] je ne puis vendre ses biens quoique
j’aye été nommé son tuteur. J’ignore si St
Domingue tenant au pouvoir des Anglois;
j’aurois la liberté d’agir autrement[7]? Si cela
étoit, je bénirois mon sort, et celui de mon fils,
trouvant beaucoup plus avantageux pour lui,
de placer sa fortune en Canada, que de
la laisser améliorer une seconde fois par des negres[8]
esclaves; qui de màªme une seconde fois, pourroient
bien en devenir les maitres.
Ce que vous me dites de mon pere et de ma mere,
m’afflige infiniment, ce que vous craignez sur leur
sort, est affreux, et me fait sentir avec bien plus
d’amertume la perte de mes biens, et l’heureuse position
o๠je me trouverois actuellement d’àªtre utile à leurs
repos, en prévenant leurs besoins[9]. Car je n’ai jamais
joui à Paris que de quinze mille francs par an ;
ou pour mieux dire ma femme. C’etoit comme vous
savez, àªtre bien peu aisé pour ce paà¯s là , nous ne
devions jouir des cent mille livres de rente, qui
composoient la totalité de notre fortune , qu’en soixante
et quatorze, ainsi la malheureuse révolution est venue
tout boulleverser, fortune, honneurs, et plus que tout cela,
le plaisir que j’aurois eu a àªtre utile aux miens.
Je n’ai point reà§u de réponses aux lettres, que
Léry[10] s’étoit chargé de remettre à mon père,
j’en ignore les raisons; je vais leur écrire de nouveau,
je me plais à croire que je serai plus heureux cette année.
Je fais mon compliment bien sincères à mes
freres[11], sur l’età¢t que leur procure pour ce moment une
existence agréable & qui leur donne pour la venir,
l’espoir de l’augmenter par leur bonne conduite.
J’aurois bien désiré recevoir de leurs nouvelles; j’entends
de leurs mains; je crains d’après leur silence, ne
pas tenir, dans leurs cœurs, la place qu’auroit droit
d’occuper, un frere, qui plus heureux que moi, leur
seroit connu. Quant à moi je les assure de toute
ma tendresse, je les aime, comme les connoissant,
et ne fais qu’un vÅ“ux, celui de me voir réunir
aux miens.
Je plains de tout mon cœur, Mme Biron, j’aurois
bien du plaisir à la savoir plus heureuse, étant
persuadé qu’elle mérite un sort moins malheureux[12].
Veuillez je vous prie mon cher oncle, me rappeller
à son souvenir!
Voila une bien longue épà®tre, et je n’ai pas encore
parlé de mon aimable tante! Ce ne peut àªtre
cependant un oubli; ses bontés pour mes freres
j’ose dire pour moi, sont trop bien gravées
dans mon à¢me, pour que je puisse ne pas en àªtre pré-
occuppé. Veuillez lui peindre pour moi, très cher oncle,
combien j’ai été sensible à son souvenir à celui
qu’elle accorde à mon fils; et que malgré que ce soit
d’elle, dont je parle la dernière dans ma lettre;
elle ne fait qu’un avec les personnes les plus
cheres a mon cœur, dont je viens de m’occupper.
Offrez lui bien le pure hommage de ma tendresse,
les respects de mon fils, agreez les màªmes
sentimens de votre neveu et petit neveu, et croyez
moi a jamais le plus attaché des parens.
de Beaujeu.
Chez Mr Muilman et compagnie Old-broad
Street No 46 City
London.
P03/A.214, Fonds De Beaujeu, Centre d'histoire La Presqu'à®le
nègres, qui ne sont à ses yeux que des esclaves qui se doivent de servir leur maà®tre afin de lui permettre de continuer à s’enrichir.