Les armoiries des Liénard de Beaujeu

Résumé

Yves Drolet propose une explication quant au blasonnement des armes des Liénard de Beaujeu. L'auteur du Dictionnaire généalogique de la noblesse de la Nouvelle-France, met fin à  une controverse presque centenaire.

Introduction

La famille noble franà§aise Liénard de Beaujeu [1] s'est établie au Canada en 1697. En 1931, ses armoiries ont suscité un débat d’érudits qui a débouché sur des conjectures. Des documents inédits récemment mis en ligne permettent aujourd’hui de faire avancer la discussion et d’arriver à  une description vraisemblable du blason familial.

Les Liénard de Beaujeu

Contrairement à  la plupart des nobles canadiens, qui étaient issus de la petite noblesse provinciale, Louis Liénard de Beaujeu (1683-1750) appartenait à  la noblesse de cour. Il était, comme son père, chef du gobelet de la bouche du roi à  Versailles et il a transmis à  son épouse, Thérèse Migeon de Branssat, la charge de remueuse des enfants de France exercée par sa mère Catherine Gobert et ses aà¯eules. Établi en Nouvelle-France, il a été officier dans les troupes de la Marine et lieutenant de roi. Son fils aà®né Daniel-Hyacinthe-Marie (1711-1755), commandant militaire tué par les Américains à  la bataille de la Monongahéla dans l’Ohio, a laissé deux filles, dont Marie-Louise (1743-1823) qui a épousé, en premières noces, Jean-Franà§ois Charly et en deuxièmes noces, Denis-Nicolas Foucault. Elle est décédée en France. La sÅ“ur de Daniel-Hyacinthe-Marie, Marie-Charlotte (1712-1786), a épousé Jean-Victor Varin de La Marre en 1733 et est elle aussi décédée en France.

Le deuxième fils de Louis, Louis Liénard de Beaujeu de Villemomble (1716-1802) est resté au Canada lors de la cession du pays à  la Grande-Bretagne. Il a épousé en premières noces, Louise-Charlotte Cugnet et en deuxièmes noces, Geneviève Le Moyne de Longueuil. Le fils aà®né du couple, Franà§ois-Charles Liénard de Beaujeu (1756-1846) s’est établi en France, o๠il a reà§u (ou pris) le titre de comte. Son frère Jacques-Philippe Saveuse de Beaujeu (1772-1832) a toujours vécu au Canada ; il a été conseiller législatif et son oncle, Joseph-Dominique-Emmanuel Le Moyne de Longueuil lui a légué la seigneurie de Soulanges. Son fils Georges-René Saveuse de Beaujeu (1810-1865), lui aussi conseiller législatif, a pris le titre de comte au décès de son oncle. La famille s’est éteinte en 1967.

Deux blasons

Blason tel que dessiné par l'abbé Franà§ois Daniel

Fig. 1 : Blason tel que dessiné par l'abbé Franà§ois Daniel.

Les armoiries des Liénard de Beaujeu ont été illustrées pour la première fois en 1867, avec celles de nombreuses familles nobles canadiennes, dans un ouvrage de l’abbé Franà§ois Daniel [2]. Elles ne sont accompagnées d’aucune description, mais peuvent se lire comme suit : écartelé aux 1 et 4 d’or au chevron d’azur accompagné en chef de deux tàªtes d’aigles arrachées de … et en pointe d’une tàªte de léopard de …, aux 2 et 3 … à  trois quintefeuilles de … posés deux et un à  la bordure dentelée …, surmonté d’une couronne comtale. (Fig. 1) Les auteurs de l’Armorial du Canada franà§ais publié en 1915 connaissaient l’ouvrage de l’abbé Daniel, qu’ils mentionnent en référence, mais, citant une source familiale, ils attribuent un blason tout à  fait différent aux Liénard : d’or, au lion de sable armé et lampassé de gueules, au lambel à  cinq pendants du màªme brochant [3].

Extrait du journal La Presse, 15 novembre 1924

Fig. 2 : Extrait du journal La Presse, 15 novembre 1924.

Dans le Bulletin des recherches historiques (BRH) de janvier 1931, l’érudit Ovide Lapalice a souligné cette contradiction, en précisant que le monument funéraire de Jacques-Philippe Saveuse de Beaujeu, qu’il venait de retracer à  Montréal, était orné d’armoiries correspondant à  celles données par l’abbé Daniel. Régis Roy, coauteur de l’Armorial, a répondu qu’il avait émis des doutes dès 1921 sur le droit des Liénard de porter les armes d’or au lion de sable, qui étaient celles des sires féodaux de Beaujolais. Roy ajoute que La Presse de Montréal du 15 novembre 1924 (Fig. 2) avait illustré une fourchette en argent gravée aux armes des Varin de La Marre et des Liénard de Beaujeu (datant donc de la période 1733-1786). Il lit comme suit le blason des Liénard reproduit dans le journal : écartelé aux 1 et 4 … au chevron d’azur, accompagné en chef de deux tàªtes d’aigles arrachées … et en pointe d’une tàªte de léopard …, aux 2 et 3 … à  trois quintefeuilles… posés deux et un. Se basant sur les conventions héraldiques et son expérience, il propose la lecture suivante du blason : écartelé aux 1 et 4 d’or au chevron d’azur accompagné en chef de deux tàªtes d’aigles arrachées de sable et en pointe d’une tàªte de léopard de gueules, aux 2 et 3 d’azur à  trois quintefeuilles d’argent posés deux et un.

Cette discussion a suscité l’intéràªt d’Aegidius Fauteux, directeur de la Bibliothèque de Montréal. Dans le BRH d’avril 1931, ce dernier mentionne que la bibliothèque possède une lettre écrite le 24 aoà»t 1842 par Georges-René Saveuse de Beaujeu portant l’empreinte d’un sceau aux màªmes armes que celles reproduites par l’abbé Daniel. D’après lui, le fond très lisse des deuxième et troisième quartiers permet de conclure que le champ est d’argent, ce qui exclut que les quintefeuilles le soient. Fauteux ajoute que les quintefeuilles ressemblent plutà´t à  des molettes à  cinq pointes et que rien ne permet d’affirmer que les tàªtes d’aigles et de léopard soient d’une part de sable et de l’autre de gueules. Il précise que l’empreinte comporte la bordure dentelée dessinée par l’abbé Daniel et ignorée par Roy, mais qu’il est impossible de savoir de quel émail elle est relativement au champ. Dans le numéro subséquent du BRH, Régis Roy a défendu ses conjectures et indiqué qu’il n’y avait pas de bordure dans le dessin de la fourchette, concluant qu’elle avait été ajoutée plus tard. Les choses en sont restées là  jusquâ€™à  maintenant [4].

Empreinte du sceau de Franà§ois-Charles Liénard de Beaujeu

Fig. 3 : Empreinte du sceau de Franà§ois-Charles Liénard de Beaujeu sur une lettre à  son frère, Jacques-Philippe, 22 février 1815.

P03/A.246, Fonds De Beaujeu.

Documents inédits

Récemment, le Centre d'histoire La Presqu’à®le a mis en ligne des documents qui permettent de relancer la discussion sur les armes des Liénard de Beaujeu. La première pièce est l’empreinte d’un sceau armorié (Fig. 3) qui cachetait une lettre envoyée par le comte Franà§ois-Charles à  son frère Jacques-Philippe le 22 février 1815. Les armoiries sont identiques en tous points à  celles du monument funéraire de Jacques-Philippe, du cachet de 1842 et du livre de l’abbé Daniel.

Pourtant, dans une lettre du 1er avril 1821, Franà§ois-Charles écrit ce qui suit à  son frère :

Je vous fais passer par la màªme voie que celle de ma lettre le
cachet que vous m’avez demandé. Je l’ai fait établir sur le màªme
modèle que le mien, et j’espère qu’il remplira vos vues, étant d’une
forme, plus propre que toute autre, à  remplir le but qu’on s’en
propose. Voicy les renseignemens que vous désirez sur nos
armes.
La couronne est celle de comte; en regardant de face, non pas le cachet màªme,
mais l’empreinte;
voyez, de l’angle à  droite, allant diagonalement à  celui de gauche
nos armes repettées deux fois. Elles se composent de deux tàªtes
d’aigles, arrachées; d’un chevron brisé, renfermant une tàªte de
léopard; le tout sur un fond d’or, marqué par le pointillé
qui rempli le fond de l’écusson.
Voyez maintenant, de l’angle à  gauche, allant diagonalement
à  l’angle à  droite (toujours regardant l’empreinte) les armes des
Longueuà¯l, qui se trouvent écartellées avec les nà´tres, et par conséquent
répettées deux fois; elles se composent de trois roses, sur un fond d’argent,
car un écusson qui n’est marqué d’aucune ciselure, prouve le métal en
question.
J’ai oublié de vous dire, que le chevron brisé qui se trouve dans nos
propres armes, est de gueules, c'est-à -dire de couleur rouge; les
lignes transversales dont il est rempli, sont dans la gravure, la
marque de cette couleur.

Ce texte appelle quelques remarques. Premièrement, le chevron n’est brisé dans aucune représentation connue du blason des Liénard, y compris sur le sceau utilisé par Franà§ois-Charles en 1815. Or, Franà§ois-Charles ne décrit pas cette brisure comme une modification récente. Nous manquons de contexte pour expliquer cette contradiction. Une chose est certaine toutefois : si Jacques-Philippe a bien reà§u un sceau portant un chevron brisé, il n’en a pas tenu compte puisque le chevron est plein dans toutes les représentations du blason postérieures à  1821.

Deuxièmement, Franà§ois-Charles ne semble jamais avoir vu son blason en couleur. Il déduit les couleurs des lignes et des pointillés gravés sur le sceau, et une de ses déductions est manifestement erronée. Constatant que le chevron est rempli de lignes transversales, il conclut qu’il est de gueules ; or, transversal est synonyme d’horizontal, et les lignes du chevron sont horizontales dans toutes les représentations connues du blason. Le chevron était donc d’azur.

Empreinte du sceau de Marie-Louise Liénard de Beaujeu

Fig. 4 : Empreinte du sceau de Marie-Louise Liénard de Beaujeu sur une lettre à  son beau-frère, Georges-Hyppolite Le Compte Dupré, 24 octobre 1768.

P03/A.83, Fonds De Beaujeu.

Troisièmement, Franà§ois-Charles dit à  son frère que leur blason est un écartelé des armes de leur père (Liénard) et de leur mère (Longueuil). Or, les Longueuil blasonnaient d’azur, à  trois roses d’or, au chef cousu de gueules chargé d’un croissant d’or accosté de deux étoiles du màªme [5], ce qui est très éloigné des deuxième et troisième quartiers du blason des Liénard, dont les meubles ressemblent d’ailleurs davantage à  des quintefeuilles quâ€™à  des roses. Preuve de l’erreur d’interprétation de Franà§ois-Charles, l’écartelé figure sur un sceau utilisé par Marie-Louise Liénard, épouse de Denis-Nicolas Foucault (Fig. 4), laquelle appartenait à  la branche aà®née de la famille qui n’était pas alliée aux Longueuil.

Le sceau de Marie-Louise comprend d’ailleurs la bordure dentelée, qui était donc commune aux deux branches des Liénard et qui devait par conséquent figurer dans le blason de la famille dès son arrivée au Canada. L’absence de cette bordure sur la cuiller d’argent de Marie-Charlotte Varin de La Marre, qui avait intrigué Régis Roy, s’explique sans doute par l’exiguà¯té du support qui devait recevoir les armes des Varin et des Liénard.

Il ressort de cette enquàªte que le blason dessiné par l’abbé Daniel était selon toute vraisemblance celui de l’arrivant Louis Liénard de Beaujeu. Les archivistes du Centre d’histoire La Presqu’à®le concluent que le blason original des Liénard devait àªtre celui que l’on voit aux premier et quatrième quartiers, tandis que celui qui figure aux deuxième et troisième quartiers pouvait àªtre celui de la famille de la mère ou d’une aà¯eule de Louis.

Et la couleur fut

Armoiries dessinées sur un portrait de Daniel-Hyacinthe-Marie Liénard de Beaujeu

Fig. 5 : Armoiries dessinées sur un portrait de Daniel-Hyacinthe-Marie Liénard de Beaujeu.

P1998.832, Musée du Chà¢teau Ramezay

Toutes les affirmations et les conjectures dont nous avons fait état sur les couleurs du blason des Liénard ont été déduites de représentations empreintes dans la cire, gravées dans le métal ou imprimées en noir et blanc. Aucun des érudits qui se sont penchés sur cette question jusquâ€™à  maintenant n’avait vu d’illustration en couleur du blason. Or, le Centre d’histoire La Presqu’à®le a mis en ligne un portrait de Daniel-Hyacinthe-Marie accompagné d’armoiries en couleur. Ce portrait a été peint par Charles Gill vers 1898 à  partir d’une miniature de l’époque o๠le blason n’apparaà®t pas, ce qui laisse supposer que le peintre a dessiné les armoiries suivant les instructions d’un membre de la famille. Le portrait reproduit dans le site est trop petit pour que l’on distingue précisément la couleur des meubles du blason, et l’original conservé dans les réserves du Musée du Chà¢teau Ramezay à  Montréal est inaccessible au public. Heureusement, Christine Brisson, archiviste des collections du Musée, a eu l’amabilité de faire un gros plan du blason (Fig. 5), dont l’héraldiste Olivier Codevelle de Vincens-Foch a fait l’illustration (Fig. 6).

Les partitions et les meubles du blason peint par Gill correspondent au dessin de l’abbé Daniel, à  la différence près que les quintefeuilles sont remplacés par des quartefeuilles. Dans les premier et quatrième quartiers, les couleurs sont celles qu’avait dessinées l’abbé Daniel (d’or au chevron d’azur) et qu’allait conjecturer Régis Roy (tàªtes d’aigles de sable et tàªte de léopard de gueules). Dans les quartiers deux et trois, le champ et la bordure sont d’argent comme chez l’abbé Daniel, d’o๠la conclusion que la ligne dentelée ne sépare pas la bordure du champ, mais constitue plutà´t une brisure à  enquerre [6].

Blason des Liénard de Beaujeu tel qu'illustré par Olivier Codevelle de Vincens-Foch

Fig. 6 : Blason des Liénard de Beaujeu tel qu'illustré par Olivier Codevelle de Vincens-Foch.

En superposant les couleurs de Gill au dessin de l’abbé Daniel, on obtient un écartelé aux 1 et 4 d’or au chevron d’azur accompagné en chef de deux tàªtes d’aigles arrachées de sable et en pointe d’une tàªte de léopard de gueules, aux 2 et 3 d’argent à  trois quintefeuilles de gueules posés deux et un brisé d’une ligne dentelée. C’est la description la plus vraisemblable possible que l’on peut donner du blason des Liénard de Beaujeu.

Le ràªve féodal de Georges-René Saveuse de Beaujeu

Les armoiries peintes par Gill incluent la devise « à€ tout venant beau jeu Â», qui était celle des sires de Beaujolais dont le blason s’est retrouvé dans l’Armorial de Massicotte et Roy. C’est Georges-René Saveuse de Beaujeu qui a commencé à  utiliser ce blason concurremment avec celui des Liénard au milieu du 19e siècle. Georges-René était un personnage hors du commun. Visiblement influencé par son oncle Franà§ois-Charles, chez qui il avait séjourné durant sa jeunesse et dont il a repris le titre comtal, il a calqué sa vie sur celle des aristocrates franà§ais de son temps, alors que les autres gentilshommes canadiens comme son beau-père Philippe Aubert de Gaspé se modelaient plutà´t sur la gentry anglaise. Érudit, membre fondateur de la Société historique de Montréal, il a consacré ses loisirs aux travaux historiques et s’est intéressé aux familles de Beaujeu de la France médiévale auxquelles il a voulu se rattacher. Son fils aà®né, le comte Quiqueran, portait le nom de la famille noble provenà§ale Quiqueran de Beaujeu. Son fils puà®né, le vicomte Raoul, a été baptisé Georges-Raoul-Léotald-Guichard-Humbert, les trois derniers prénoms étant ceux des sires de Beaujolais de la Bourgogne féodale. Il n’existe cependant aucun lien généalogique connu entre ces familles et les Liénard, sans doute originaires du nord de la France, et l’utilisation du blason d’or au lion de sable par les Saveuse de Beaujeu témoigne plutà´t du regain d’intéràªt qu’a suscité le Moyen à‚ge à  l’époque victorienne.

Conclusion

La mise en ligne de nombreux documents a permis de résoudre bien des énigmes auxquelles s’étaient heurtés les héraldistes du siècle dernier. Nous savons maintenant avec passablement de certitude quel était le blason de l’arrivant Louis Liénard de Beaujeu. Il resterait à  faire des recherches en France pour découvrir l’origine lointaine des deux blasons formant l’écartelé. L’auteur tient à  remercier Isabelle Aubuchon et Jean-Luc Brazeau, Christine Brisson et Olivier Caudevelle de Vincens-Foch pour leur aide inestimable sans laquelle cette recherche n’aurait pas été possible.

Yves Drolet, juin 2013

Notes

  1. On trouvera des notices biographiques sur les Liénard de Beaujeu dans le Dictionnaire biographique du Canada en ligne et sur cette page de notre site.
  2. Franà§ois Daniel, Nos gloires nationales ou Histoire des principales familles du Canada, Montréal, Eusèbe Sénécal, 1867, vol. 1, p. 131, http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/1987050.
  3. Édouard-Zotique Massicotte et Régis Roy, Armorial du Canada franà§ais, Montréal, Beauchemin, 1915, vol. 1, p. 93, http://archive.org/details/armorialducanada00massuoft.
  4. Les discussions entre Ovide Lapalice, Régis Roy et Aegidius Fauteux sont consignées dans BRH, 37 (1931), p. 41-42, 83-84, 205-207 et 341-343.
  5. É.-Z. Massicotte et R. Roy, op.cit., vol. 1, p. 138, http://archive.org/details/armorialducanada00massuoft.
  6. Renseignement communiqué par Olivier Codevelle de Vincens-Foch, qui a reproduit en couleur les blasons de la noblesse canadienne dans son Armorial général de la Nouvelle-France
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