Franà§ois-Charles écrit de Senlis à son frère Jacques-Philippe Saveuse de Beaujeu habitant au Canada. Il lui parle de son à¢ge qui l’empàªche d’émigrer au Canada et de l’assassinat du Duc de Berry. Il reconnait la bonté de son frère et écrit à propos de la situation de ses biens à St-Domingue. Il est encore question de portrait et surtout qu’il lui envoie celui d'Amédée. Franà§ois-Charles se remémore sa vie dans la seigneurie de Soulanges et parle du moulin que son frère veut rénover.
Activités économiques, organisation sociale, réalités politiques
Senlis ce 1r avril 1820.
Veuillez ne jamais douter, mon ami, du vrai plaisir que
j’eprouverais à me réunir à vous, si mon à¢ge, que trente ans
de peines rendent encore plus pesant, ne venait y mettre un
obstacle invincible[1]. Oui sans doute il me serait bien doux,
bien consolant, de connaitre, de serrer sur mon cœur le meilleur
des frères! Un frere, croyez le bien, mon ami, que j’aime comme
moi-màªme! Plaignez donc l’affreuse destinée qui m’oblige de
terminer ma carriere dans un cruel isolement, sans màªme
avoir conservé une main amie pour fermer mes paupieres!
Ma santé n’est plus la màªme depuis six mois; l’hyver
rigoureux que nous venons d’eprouver a beaucoup contribué a
l’altérer, ainsi que les évàªnemens affreux qui désolent ma patrie
et qui semblent plus que jamais nous annoncer sa ruine.
Les gazettes vous apprendront, sans doute, le fatal assassinat
d’un de nos princes, le duc de Bery; un monstre tel que
l’enfer pourrait en vomir, a détruit d’un coup de poignard, le
meilleur des princes et l’espoir de la France[2]! Quel siecle que
celui cy! Une désorganisation totale régne par toute l’Europe,
et cet absurde systàªme d’égalité, va bientà´t la plonger dans
les horreurs de l’anarchie[3]. Puisse le ciel détourner de sur nous
un tel fléau, et prendre en pitié nos bien longues infortunes!
Je suis pénàªtré, mon ami, des soins plus que fraternels que
vous voulez bien accorder à ma pénible éxistence, croyez bien que mon
à¢me apprécie dans toute sa valeur, votre noble conduite à mon
égard. Aussi que de regràªts amers de tels procédés ne me donnent-
ils pas; lorsqu’envisageant le terme prochain de ma carriere, je me
dis, j’aurai donc vàªcu sans le voir cet excèllent frère; lorsqu’il m’eut
été si doux de lui prouver tout l’attachement qu’il mérite
à tant de titres!
On parlait (il y a quelques mois) d’arrangemens entre le
gouvernement négre de St Domingue, et les anciens propriétaires
de cette colonie; il était question d’un remboursement du vingtieme
de la valeur des biens[4]. Que je voudrais, mon ami, qu’un tel projet
pà»t s’effectuer! Héritier de la moitié des biens de mon fils et
de la jouissance de l’autre moitié; je pourrais donc laisser à vos
chers enfans, une preuve de l’attachement et de la vive reconnaissance
que je porte à leur père! Oui, mon ami, puisqu’il a plà» a notre
souverain maitre d’ajouter à mes peines la cruelle privation d’un
fils qui m’était bien cher; que du moins les và´tres, le remplacent
dans mon cœur!
J’aime à penser que vous jouissez ainsi que votre aimable
famille, d’une parfaite santé. Dites, je vous prie, à votre chère
compagne, combien je suis sensible à son offre obligeante, en
l’assurant que mon à¢me la comprend avec vous, dans ses pénibles
regràªts. Priez la de vouloir bien accepter un tendre embrassement
de son vieux frère. Je n’oublie pas mon neveu et ma niece et ,
parlez leur quelquefois de leur malheureux oncle qui les aime
et les regarde comme ses enfans.
Je suis enchanté de savoir que la seconde copie de ma vieille
figure, vous soit parvenue sans éprouver aucune altération[5].
Pensant, mon ami, qu’il ne peut que vous àªtre agréable
de posséder aussi les traits de mon malheureux fils;
j’ai fait copier, le plus fidellement possible, un portrait
que j’ai de lui, et vous le fais passer afin que vous le
réunissiez à celui du pere[6].
Vous allez donc renouveller entiérement le moulin
de Soulanges[7]? Cette dépense toute considérable qu’elle est, devient
dautant plus nécessaire, que vos chers enfans en jouiront
un jour. Je me rappelle avec ravissement ce lieu qui fut
le berceau de mon enfance. Je vois ce cap qui s’élève et
s’avance dans une riviere large, rapide, formant dans cet
endroit, surtout, une cascade imposante. Je vois l’azile de notre
respectable grand père, dominant sur le moulin en question,
o๠la meilleure des mères allait souvent avec nous, se distraire
de sa pénible solitude[8]. Ah! pourquoi m’a-t-on fait quitter
pour les vaines illusions de la vie, tout ce qui doit constituer
le vrai bonheur, vivre au sein d’une famille qui nous est chere!
Adieu, mon ami, mon frere, songez quelquefois à ma pénible
existence, il ne me reste d’autres consolations que mes pensées,
d’autres biens que votre amitié, que je payerai toute ma vie
d’un inviolable retour.
Le Cte de Beaujeu.
P.S. Ne m’oubliez pas auprès de ma bonne sÅ“ur Beaujette
que j’embrasse de toute mon à¢me.
Je me rappelle bien notre neveu Duchenay[9]; nous nous sommes
vus dans un tems moins malheureux que celui cy, mais il
ne fit que passer à Paris et j’ignorai ce qu’il était devenu.
Je suis enchanté d’apprendre de ses nouvelles et vous prie
de l’assurer de toute mon amitié.
P03/A.257, Fonds De Beaujeu, Centre d'histoire La Presqu'à®le