Franà§ois-Charles écrit de Senlis à son frère Jacques-Philippe Saveuse de Beaujeu habitant au Canada. Il débute avec les remerciements d’usage pour l’envoi d’argent et justifie sa faà§on de dépenser les sommes. Il explique vouloir s’installer en campagne pour sa santé. Il répond à son frère concernant une question que Jacques-Philippe lui a posée sur ses amis et son entourage. Enfin, il lui parle de la situation en Europe et de l’éducation à donner à son fils.
Activités économiques, organisation sociale, réalités politiques
Senlis ce 1r avril 1822.
Je suis d’autant plus sensible, mon cher frère, au secours que vous
avez bien voulu me faire passer; que la belle à¢me de và´tre aimable
compagne était de moitié dans ce généreux envoi[1]. Qu’elle veuille
bien agréer icy mes sincères remerciemens et mes regrets de ne
pouvoir lui exprimer de vive voix tout l’etendue de ma vive reconnaissance.
Si des évàªnemens imprévus, insurmontables, m’ont forcé de
contracter des déttes; n’allez pas croire, mon ami, que je
m’en fasse une habitude et qu’en homme autant égoà¯ste qu’indiscret,
j’abuse de votre générosité, ainsi que des droits que la nature nous
a donnés l’un envers l’autre. Oui, mon cher frère, malgré qu’il
soit bien pénible à un homme qui, pendant la plus grande partie
de sa vie a joui de toutes les faveurs de la fortune, de se voir réduit
dans sa vieillesse, à onze misérables cents francs pour toute
éxistence[2]; mon courage, ma délicatesse, seront toujours mes
guides dans mes dépenses.
Je suis au moment de quitter Senlis pour me fixer à la campagne.
Je viens de louer à une demi lieue de cette ville une petite retraite[3].
Ma santé éxigeant de l’exercice, je serai plus à màªme de m’y livrer
dans les champs. Dailleurs depuis des années, le monde a perdu
à mes yeux tous ses attraits. J’aime la solitude et le siecle oà¹
nous vivons, me la fait chérir plus que jamais.
Vous désirez, mon ami, savoir les noms des personnes avec les
quelles je suis en liaison d’amitié? Hélas! vous savez comme moi,
que l’homme qui poursuit une longue carriere, et qui surtout a
traversé trente années de révolution; se voit ordinairement dans
un monde tout neuf pour lui. Voila à peu de choses près, ma
position. Car excèpté la famille de Vergennes dans laquelle
je conserve encore deux bons amis[4], mais qui aussi malheureux que moi, et
par conséquent n’ayant pas la màªme influence qu’autrefois et que leur père ministre
des affaires étrangères répandait sur eux; trainent une vie assez malheureuse
dans la capitalle.
Je puis ajouter, que malgré que je sois bien venu, je puis dire màªme,
consideré dans la haute et saine société de Senlis, que je regarde
ceux qui la composent comme de simples étrangers, car on ne
se fait point d’amis dans la vieillesse. Je me trouve donc, pour
ainsi dire, isolé au milieu de ma patrie et j’y attends avec
résignation et sans crainte, le terme qu’il plaira à la providence
de me fixer. Puisse-t-elle, cette sage providence, m’accorder, avant
cette epoque, la douce consolation de vous serrer dans mes bras!
L’agitation o๠se trouve l’Espagne, nous communique de tems à autre
quelques accès de cette fiévre révolutionnaire qui la dévore[5]. Il
semble qu’aujourd’huy, le mot infà¢me et flétrissant, de conspirateur;
soit mis au nombre de ceux qui servent à nommer les vertus.
Chacun vise à cette elévation de gloire; les conspirations éclattent
de toutes parts. Qui ne doit prévoir o๠cet excès de démoralisation
conduira notre malheureuse Europe? J’aime à penser que notre
terre natalle, n’est point infectée de cette contagion dévastatrice. Combien
je le désire pour votre repos et celui des àªtres qui vous sont chers!
Vous ne pouvez douter, mon ami, du plaisir que j’aurais
à me charger de votre cher enfant qui, certainement remplacerait
dans mon à¢me, celui que j’ai perdu. Mais permettez moi quelques
réfléxions. Je vous avoue que je suis plus que jamais opposé à
notre education publique[6]. Si les sages principes sont la
boussole qu’un père doit présenter à son fils pour l’aider à traverser
avec moins de périls, la mer orageuse de la vie; ce n’est certainement
pas dans nos ecolles que l’on peut les puiser? Comment
donc faire, me direz vous? Voila le difficile de l’entreprise.
Des maitres particuliers, non seulement se font payer des
prix fous, mais sont généralement des gens présomptueux, éxigeants;
il faut les traiter d’egal à egal, et les surveiller pour leurs mÅ“urs,
car le choix ne doit pas àªtre heureux. Enfin quel est donc le
parti qu’on doit prendre? Celui que je suivrais, le voicy; votre
fils est-il le mien? Je lui dis, je renonce à faire de toi un savant,
j’aime mieux que tu ne sois qu’un honnàªte homme; et pour cela,
je me charge de ton education. Mais vous sentez, mon ami,
qu’un père seul, peut prendre un tel parti, et non pas un chargé de
procuration. Voila mes idées, mon cher frère, peut àªtre sont-elles
éxagérées. Je puis cependant les appuyer des troubles récemment
arrivés à Paris, troubles qui n’ont été causés que par les etudiants
en droit, en médecine, que par des colléges de l’université, et quelques
misérables stipendiés[7].Enfin, mon ami, mon tendre intéràªt pour
vous, ma vive sollicitude pour tout ce qui vous est cher, m’ont
engagé à mettre sous vos yeux le hideux tableau de la démoralisation
de nos ecolles. C’est à vous a présent, de pàªser le parti que vous
avez à prendre. Si vos projets sont toujours les màªmes; comptez
sur moi, je n’agirai alors que d’après vos instructions, et ferai
tout ce qui dépendra de moi pour vous remplacer auprès de votre
cher enfant.
Adieu, mon ami, rappellez moi au souvenir de và´tre famille
à laquelle j’offre l’assurance de la plus tendre amitié et croyez
moi le plus reconnaissant et le plus attaché des frères.
Le Cte de Beaujeu
P03/A.259, Fonds De Beaujeu, Centre d'histoire La Presqu'à®le